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Présentation - 21.5.2007

Présentation - 21.5.2007 . Culture du souvenir . Dieter Langewiesche.

marly
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Présentation - 21.5.2007

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Presentation Transcript


  1. Présentation - 21.5.2007 Culture du souvenir Dieter Langewiesche

  2.  « Époque de la mémoire », c’est ainsi qu’est désignée notre époque par le phénix français de l’histoire du souvenir, Pierre Nora, dont le célèbre ouvrage en plusieurs volumes Lieux de mémoire est devenu le modèle des livres comparables sur les lieux du souvenir d’autres États, d’autres nations, en Allemagne également. Comme l’écrit Nora, la France fut le premier pays « à entrer dans cet âge d’une mémoire passionnelle, conflictuelle, presque obsessionnelle. Puis il y a eu, après la chute du mur et la disparition de l’Union soviétique, la ‘mémoire retrouvée’ de l’Europe de l’Est. Puis il y a eu, avec la chute des dictatures de l’Amérique latine, avec la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud et la Truth and reconciliation commission, les marques d’une véritable mondialisation de la mémoire et l’apparition de formes très diverses, mais comparables, de règlement de compte avec le passé. » (Nora, 2002).

  3. J‘ajoute que la mémoire de l’holocauste fait également partie de cette mondialisation de la mémoire qui fait parler Pierre Nora d’une époque de la mémoire. Car ce sont les expériences catastrophiques de la première moitié du 20ème siècle qui ont engendré une propre « ère de la mémoire », comme le dit l’historien israélo-allemand Dan Diner dans sa tentative historique universelle de comprendre le 20ème siècle, - une propre ère de la mémoire, qui a occulté les autres expériences et a appris à reconsidérer l’histoire. Là le souvenir, lié à une institutionnalisation de la mémoire et à l’universalisation du souvenir de l’holocauste, détermine les cultures du souvenir, du moins dans certaines parties du monde.

  4. Mais dans cette universalisation du souvenir se profile quelque chose de totalement inédit. En ce qui concerne le souvenir, nous sommes témoins d‘un phénomène dans lequel, pour la première fois dans l’histoire universelle, si je ne me trompe pas, - pour la première fois la responsabilité pour l’histoire est internationalisée, une internationalisation de la responsabilité pour le souvenir de l‘histoire. Tout d’abord, quelques observation à ce sujet. Cela n’a pas encore fait l‘objet de recherches.

  5. Internationalisation de la responsabilité pour le souvenir de l’histoire - Qu’est-ce que cela signifie ? L’internationalisation de la responsabilité décrit un processus qui se dessine non seulement dans les cultures du souvenir de notre temps présent, on le retrouve également dans l’espace politique : des domaines de responsabilité pour lesquels seul chaque État était autrefois compétent, qui appartenaient à la souveraineté de l’État, qui représentaient cette souveraineté, se voient désormais internationalisés. Considérez par exemple la puissante Organisation mondiale du commerce ou les organisations spéciales de l’ONU telles que la Banque mondiale et le Font monétaire international. Ils prennent des décisions qui ont force obligatoire pour les États. Elles ne peuvent pas toujours être imposées partout, mais elles revendiquent une validité universelle.

  6. C’est en Europe que le renoncement à la souveraineté est le plus avancé. Dans l’Europe d’aujourd’hui, cette forme d’internationalisation a atteint une telle ampleur que dans les sciences juridiques et sociales, on parle d’État ouvert ou d’État intégré. En effet, dans plus en plus de domaines, les États membres cèdent leur souveraineté aux institutions de l’Union européenne, qui dispose d’un propre système pour imposer le droit en revendiquant la priorité sur le droit national.

  7. Certes, la responsabilité de l’histoire ne figure pas dans les traités qui donnent des statuts à l’internationalisation et à « l’européisation de l’État et de l'ordre juridique » (Rainer Wahl). Mais, même sans règlements formels, l’internationalité des cultures du souvenir génère un espace de responsabilité qui n’est plus limité à l’État-nation. Quelques exemples de cette évolution sans modèle historique :

  8. En Allemagne, quand un lieu pour commémorer l’histoire des expulsions au 20ème siècle doit être créé, cela devient, même contre la volonté des acteurs allemands, un thème communautaire européen qui déclenche des discussions hors d’Allemagne et même des interventions d’autres États. De même, la Turquie ne peut pas non plus éviter que sa politique à l’égard de l’histoire des déportations en masse des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale soit ouvertement discutée à l’étranger et même condamnée par des institutions étatiques. L’Assemblée nationale française a récemment adopté un projet de loi selon lequel – si tous les obstacles de la procédure législative sont surmontés – la négation du génocide des Arméniens, perpétré lors du déclin de l’empire ottoman, doit être sanctionnée dans la France d’aujourd’hui.

  9. En Allemagne, on n’est pas allé si loin, mais les groupes parlementaires du Bundestag ont déposé plusieurs motions demandant à la Turquie d’autoriser une franche discussion et une recherche scientifique sans entrave sur le « Crime à l’égard du peuple arménien », comme le formule une motion commune à tous les groupes. « Les États de l’Union européenne [poursuit cette motion] se distinguent par le fait qu’ils reconnaissent leur passé colonial et les pages sombres de leur histoire nationale. » Dans ce texte adopté à l’unanimité par le Bundestag, on parle d’une « culture européenne du souvenir », à laquelle appartient – je cite de nouveau – « la franche confrontation avec les pages sombres des histoires nationales respectives. »

  10. La bonne volonté de reconnaître comme génocide ce qui a été perpétré contre les Arméniens dans l’empire ottoman voici presque un siècle, pendant la Première Guerre mondiale, et d’autoriser une franche discussion à ce sujet, est devenue un critère pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Ainsi, les États de l’EU endossent la responsabilité de l’histoire de leurs membres : le territoire de l’Union européenne devient un espace historique pour lequel les Européens revendiquent une compétence commune. Une politique historiographique supranationale, une politique du souvenir comme mission communautaire européenne avec des sanctions contre les personnes et les États qui s’y opposent – c’est nouveau. Une innovation en matière de politique historiographique de notre temps, « l’époque de la mémoire ».

  11. Comme le montrent de tels exemples, la politique historiographique doit aujourd’hui se justifier auprès de forums internationaux. Pas seulement au sein de l’Union européenne. Un espace de responsabilité global Histoire est apparu, qui internationalise l’interprétation de l’histoire quand cela peut être imposé politiquement, et doté du pouvoir de sanction. Des États s’excusent publiquement pour des faits de leur histoire, et on peut demander des comptes pour leur politique à des dirigeants nationaux devant la Cour internationale de justice des Nations unies à La Haye. La responsabilité de l’histoire devient juridiquement opposable – que ce soit devant un tribunal ou devant un public, qui reconnaît aux victimes d’un événement qui a eu lieu dans le passé un droit moral, le justifie devant l’histoire, et éventuellement le droit d’être dédommagés financièrement dans le présent.

  12. Reconnaissance d’une culpabilité historique par la société nationale, excuse de l’État et dédommagement pour une injustice qui a eu lieu dans le passé : cette forme de démocratisation de la responsabilité pour l’histoire revalorise l’histoire du souvenir, car elle reconnaît à tous le droit et la faculté de décider comment une société doit se comporter vis-à-vis de sa propre histoire et de l’histoire des autres.

  13. Par conséquent l’histoire du souvenir naît, et c’est important pour moi, non pas comme histoire d’experts, non pas comme écriture de l’histoire par des experts ; à celle-ci peuvent participer tous ceux qui ont des souvenirs de l’histoire ou des conceptions de l’histoire de quelque nature que ce soit. Cela peut être compris comme une forme de démocratisation. Mais c’est en même temps une forme de déprofessionnalisation de l’historiographie. L’histoire du souvenir naît comme histoire du profane, l’interprétation de l’histoire par des profanes. Cela peut conduire à des problèmes. J’en parlerai encore.

  14. Mais considérons tout d’abord une autre tendance que l’on peut constater aujourd’hui dans de nombreux États : la tentative de donner des normes étatiques au souvenir de l’histoire. Récemment, en 2005, de nombreux historiens en France ont protesté contre une loi visant à faire état dans les programmes scolaires – selon la loi – du «  rôle positif de la présence française en outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Des historiens français ont opposé à cette prétention de l’État de se présenter comme professeur d’histoire une déclaration intitulée « Liberté pour l’histoire ». Avec succès. L’article de loi a été abrogé l’année dernière par un décret du premier ministre après une décision du conseil constitutionnel.

  15. Mais les confrères historiens français n’avaient pas seulement protesté contre la tentative d’ancrer dans la loi le souvenir de l’histoire coloniale française. Ils exigèrent plutôt d’abroger toutes les prescriptions légales de cette nature. Pourquoi ? Parce ce qu’elles ne sont pas dignes d’une démocratie. En effet, on reconnaît une démocratie dans le fait - aussi dans le fait qu’elle tolère différentes interprétations de l’histoire et crée l’espace de liberté à la concurrence de souvenirs de l’histoire contradictoires.

  16. Cela est facile à dire et semble immédiatement convaincant de manière abstraite, mais peut avoir pour conséquence de devoir tolérer au nom de la démocratie des interprétations de l’histoire que l’on considère à juste titre comme politiquement dangereuses. Les confrères historiens français revendiquaient ce courage, et nombreux furent ceux qui les approuvèrent. Il ne s’agissait pas seulement de libérer l’image de l’histoire coloniale française telle qu’elle est enseignée dans les écoles. Ils se dressèrent avec autant de détermination contre trois autres lois que l’on pourrait caractériser comme lois de normalisation de l’histoire. À savoir contre les deux lois de 2001, dans lesquelles la France reconnaît le trafic européen d’esclaves comme un crime contre l’humanité et les événements de 1915 comme « génocide des Arméniens », mais à l’époque sans menace de sanctions en cas de non-respect. Et enfin au nom de la démocratie, les confrères français se dressèrent également contre la loi de 1990, qui frappe d’une peine d’emprisonnement et d’amende la négation du génocide des juifs.

  17. Je m’empresse d’ajouter : cela n’a absolument rien à voir avec la négation de l’holocauste. Pour ces historiens du pays et de l’esprit de Voltaire, il s’agit au contraire de défendre le droit d’exprimer son opinion contre toute intervention de l’État. Ici, des conceptions de l’histoire font sans discussion partie du droit de l’homme à la liberté d'expression - y compris des opinions sur l’histoire qui sont notoirement fausses et peuvent être politiquement dangereuses. C’est pourquoi la négation de l’holocauste n’est pas passible de sanctions dans l’espace juridique anglo-américain. Elle y est combattue dans les espaces publics, énergiquement combattue, mais pas punie par l’État. Est considérée comme protégée par la démocratie toute opinion sur l’histoire, même fausse objectivement, qui a été récusée par tous les experts. C’est pourquoi toute tentative de normalisation de l’histoire par l’État est rejetée, même si elle est bien intentionnée, avec les faits de son côté.

  18. L’histoire du souvenir a grand besoin de cette liberté. Car chaque souvenir se construit à partir d’une perspective limitée et élabore l’histoire depuis ce regard limité. C’est pourquoi l’histoire du souvenir est constamment confrontée à la concurrence - concurrence avec d’autres histoires du souvenir ; en tout cas dans des sociétés démocratiques. En voici quelques exemples :

  19. Pendant très longtemps en France, un consensus sur le souvenir de la guerre d’Algérie était impossible, tellement différentes étaient les expériences dans cette guerre et l’approche sociale de cette guerre après sa fin. Quand les acteurs sur la scène du souvenir changèrent, le souvenir de la guerre d’Algérie devint plus ouvert et plus critique, jusque dans la langue, quand en 1999, une loi prescrivit d’appeler guerre cette guerre dans les textes officiels, et de ne plus parler « d’événements en Afrique du Nord » ou d’employer des formulations spécieuses. En 2002, l’effort officiel pour commémorer cette guerre de manière à réunir la nation a atteint son point culminant. Le président de la république Jacques Chirac inaugura au centre de Paris un monument en l’honneur des soldats tombés en Algérie, au Maroc et en Tunisie, et parla du « devoir de mémoire ».

  20. Mais la commémoration du souvenir chercha d’autres voies, des voies non prévues officiellement – comme il est de mise dans une société démocratique. Des minorités développèrent de propres souvenirs et les portèrent dans le public, avec d’autres symboles de souvenir, d’autres lieux de souvenir. De même, le milieu français du rap s’appropria la guerre d’Algérie, élargit le souvenir d’elle à d’autres expériences coloniales et chercha des liens avec des phénomènes xénophobes dans le présent. L’histoire du souvenir peut donc donner naissance à des formes pleines d’imagination et emprunter des voies imprévues ; en toute indépendance, oui, sans être touchée par l’historiographie scientifique. L’histoire du souvenir est tellement populaire parce qu’elle est une histoire de profanes, comme le montrent également des exemples allemands.

  21. Des expositions commémoratives connaissent un grand succès et provoquent de vifs débats qui agitent un large public et se déroulent au sein de celui-ci. Par exemple l’exposition de l’Institut de recherche sociale à Hambourg sur la Seconde Guerre mondiale comme guerre d’extermination. Nombreux sont ceux qui ont vu cette exposition itinérante, l’ont approuvée ou réprouvée comme scandaleuse avant qu’elle soit finalement retirée et remplacée par une exposition moins provocante.

  22. De toute évidence, des souvenirs extrêmement différents de cette guerre sont encore vivants aujourd’hui dans la société allemande. D’où l’amère polémique au sujet de cette exposition, qui déjà dans son titre « Crimes de la Wehrmacht », prenait partie sans équivoque pour l’une de ces histoires du souvenir en concurrence. D’autres ont un autre souvenir de cela. Ici est mise en évidence une concurrence de souvenirs qui veulent s’exclurent mutuellement. Étant donné que l’événement historique qui est commémoré concerne des individus ou des institutions comme acteurs de l’époque, ou leurs descendants, cette histoire est encore bien présente et vivante dans les esprits. Des souvenirs opposés d’elle irritent et entraînent les reproches réciproques de présenter l’histoire de manière erronée.

  23. Cette concurrence du souvenir se déroule au sein de la société allemande. À l’intérieur de la nation. Par contre l’histoire des expulsions, un sujet principal du 20ème siècle chargé de violence, génère de la concurrence entre les histoires du souvenir de différentes nations. Si l’État s’en mêle en revendiquant le pouvoir de décider qui a raison et qui à tort, la concurrence sociale du souvenir peut provoquer des conflits étatiques. Toutefois, l’effet de telles tentatives de normaliser officiellement l’interprétation de l’histoire est aujourd'hui de plus en plus limité par l’internationalisation de la responsabilité de l’histoire. Elle vise à dénationaliser des conceptions historiques.

  24. À quel point le souvenir des événements passés est sorti du cadre national, est également montré par les craintes suscitées en Pologne et en République tchèque par le Zentrum gegen Vertreibung (Centre contre l’expulsion) de Berlin. L’exposition sur l’expulsion, que l’on pouvait voir récemment dans la Haus der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland (Maison de l’Histoire la République fédérale d’Allemagne), a en revanche réussi à traiter ce thème du souvenir controversé de manière à ne pas déclencher de polémique en matière de souvenir. Pourquoi ? Ici, les différentes histoires du souvenir ont été présentées côte à côté, sans établir clairement de relations de cause à effet entre elles. Ainsi, chaque souvenir conserve son propre droit, chacun trouve sa propre souffrance justifiée, même si à l’époque où ils eurent lieu, les événements commémorés séparément et exposés côte à côte, découlaient les uns des autres, avec un avant et un après, causes et effets explicites.

  25. Les échos de la presse montrent à quel point la perception et l’évaluation de cette exposition peuvent diverger. De nombreux journaux mirent l’accent dans leurs articles sur les expulsés allemands et leur difficile intégration, d’autres virent dans l’exposition « Un signe clair contre toutes les expulsions ». De toute évidence, on se sentit soulagé que ce thème, encore explosif dans les relations entre l’Allemagne et ses voisins de l’Est, puisse être présenté de manière « non égoïsto-nationale », en faisant preuve de « curiosité pour les petites choses, de tact et de la volonté de ne pas décompter des expériences d’infortune ». Même l’ambassadeur de Pologne, tout d’abord à la « recherche de quelque chose de choquant », comme le relatait le SPIEGEL, est sorti de l’exposition « dans un esprit de réconciliation ».

  26. Ne pas laisser de côté des choses importantes et être « en même temps un exemple type de diplomatie » – ce fut possible car la « parole des témoins de l’époque » était le sujet central, sans toutefois emprunter « une voie spécifiquement allemande du souvenir ». Ce type de diplomatie du souvenir sous forme de récits de témoins de l’époque présente cependant des risques. En effet, des relations de cause à effet entre les expulsions européennes durant la Seconde Guerre mondiale et après sa fin ne doivent pas s’être inscrites dans les histoires du souvenir des témoins de l’époque et de leurs descendants. L’exposition de Bonn croit le visiteur capable, comme nous le lisons dans un article, « de se faire lui-même une idée en reliant entre elles les différentes lignes du récit ».

  27. Le confronter explicitement avec ces lignes qui cachent des souvenirs opposés aurait peut être déclenché une polémique sur les histoires commémorées. Les présenter côte à côte comme bénéficiant des mêmes droits, évite des conflits entre les communautés du souvenir, mais empêche éventuellement des regards sur les événements que le propre souvenir ne conserve pas, et contre lesquels il persiste peut-être encore à se fermer. Alors chaque histoire du souvenir agirait de manière exclusive, et exclurait des souvenirs de tiers et des communautés de souvenir tierces. Le souvenir, bien que s’appuyant sur la communication - il ne répond à son objectif que s’il est transmis -, ne serait alors communicatif qu’au sein de la propre communauté de souvenir ; vers l’extérieur par contre, il fait l’effet de souvenir d’exclusion et en même temps de défense. On défend son propre tableau historique, qui tranche sur les tableaux historiques concurrents, et même les dénonce comme faux, et dans le pire des cas, dans la mesure où l’État prend parti en matière d’histoire du souvenir, menace de sanctions.

  28. Mesdames et Messieurs, l’histoire du souvenir est dans l’air du temps, pas seulement en France et en Allemagne. Mais que signifie « histoire du souvenir » ? Quelques observations à ce sujet.

  29. Dans les sciences qui traitent de l’histoire du souvenir, nous sommes confrontés à un champ sémantique différencié. Nous rencontrons des termes tels que intérêts du souvenir et travail de souvenir, sujet de souvenir et objet de souvenir, communautés de souvenir et maîtres du souvenir, concurrence du souvenir et hégémonies du souvenir dans des espaces de souvenir, ajustement du souvenir et destin du souvenir, de souvenirs individuels et directeurs, et noyaux de souvenir. Cet arsenal de termes, que j’ai recueilli dans la littérature spécialisée, le montre : les histoires du souvenir ne naissent pas spontanément, elles sont fabriquées et sont controversées, elles peuvent connaître le succès, mais aussi l’échec. Et ce ne sont pas les spécialistes qui décident de leur création, de leur succès ou encore de leur échec. L’histoire du souvenir n’est pas la création d’historiens, elle a de nombreux maîtres, elle apparaît souvent comme histoire de profanes et perdure tant qu’elle reste vivante dans la population.

  30. Les historiens jouent un rôle des deux côtés, chez les producteurs de souvenirs et du côté de ceux qui prouvent que certaines histoires du souvenir sont inexactes et veulent ainsi leur retirer l’impact social : les historiens jouent un rôle, et c’est tout. C’est la société qui décide si elle accepte les offres d’interprétation des experts, eux non plus pas unanimes, ou si elle suit d’autres conceptions de l’histoire, peut-être contraires. Cela s’applique en général à chaque type de savoir historique, mais dans une mesure particulière à l’histoire du souvenir, car elle se crée à partir de l’histoire vécue et revêt seulement une signification sociale quand le souvenir individuel est partagé pas un grand nombre de personnes, et devient ainsi un souvenir collectif de certains groupes.

  31. Donc l’histoire du souvenir naît sous la forme d’une œuvre sociale sur laquelle travaille un grand nombre de personnes, dont des historiens, mais pas en priorité. Une historiographie d’experts pour experts n’aurait aucune chance de devenir une histoire du souvenir. Elle ne le pourrait que si elle quitte le cercle des experts et est reconnue comme la voix d’une communauté de souvenir.

  32. Nous pouvons nous représenter l’histoire du souvenir comme un édifice à trois étages avec abstraction croissante : • Conceptions de l’histoire liées aux expériences d’une génération ; • Conceptions de l’histoire qui dépassent dans le temps le vécu de l’individu, mais ne sont spécifiques qu’à certains groupes d’expériences au sein d’une société ; une confession, une ethnie, une minorité, pour ne citer que quelques exemples. • Conceptions de l’histoire qui revendiquent une validité pour toute la société au-delà du temps. On ne trouve un tableau historique homogène sur aucun de ces trois niveaux. Ils sont toujours le résultat de la concurrence. Mais la possibilité pour cette concurrence, dans laquelle se forment et se modifient les conceptions de l’histoire, varie fortement, dépend du type de société.

  33. Un premier constat est le suivant : l’aptitude à tolérer des tableaux historiques concurrents et à les défendre contre des interventions des pouvoirs publics ne se rencontre que dans les sociétés suffisamment ouvertes au pluralisme. Une concurrence sans entrave en matière d’histoire est lié au pluralisme social des valeurs et suppose un État qui est prêt à protéger ce pluralisme. Donc, ramenée au thème de l’histoire du souvenir, la démocratie pourrait être définie comme la volonté de non seulement autoriser la concurrence du souvenir à contrecœur, mais de la vivre consciemment. On reconnaît les démocraties à la diversité affirmée des conceptions de l’histoire et à un Oui pour la polémique sur l’histoire. Si cette diversité n’aurait tout de même pas besoin d’un noyau commun incontestable, est également un point controversé dans les démocraties établies depuis longtemps.

  34. Les débats à ce sujet ont récemment (en 1998) provoqué aux États-Unis une scission de l’Association professionnelle des historiens. Il ne s’agissait pas de coquetteries académiques. Les scissionnistes, qui fondèrent une propre société professionnelle, craignaient une « guerre culturelle » (cultural war) du postmodernisme dans les sciences historiques, dans laquelle les fondements historiques de l’image que l’Amérique se fait d’elle-même pouvaient se briser. L’histoire du souvenir n’est certes pas un terme programmatique de ces scissionnistes, mais leur reproche visant un multiculturalisme incapable de s’intégrer dans la communauté touche un problème clé de chaque histoire du souvenir : elle élabore l’histoire à partir du point de vue particulier d’une communauté de souvenir, par exemple depuis la perspective d’un groupe ethnique ou d’une confession, mais de cette seule perspective ne ressort aucune possibilité d’intégrer, pour relativiser, le propre tableau historique dans un tableau global. Ce n’est pas non plus ce que veulent les défenseurs acharnés de cette orientation. Sous cette forme extrême, l’histoire apparaît comme un kaléidoscope de récits de souvenirs. À chaque rotation, il montre une autre image, isolée de celles qui suivent, car le principe de construction d’un kaléidoscope ne permet pas une image globale.

  35. Dans leur programme, les adversaires d’un tel relativisme radical parlent du risque de « balkanisation » de l’historiographie et de la totalité de la vie intellectuelle dans la société américaine. Les normes du mode de travail scientifique seraient dissoutes dans l’arbitraire, il n’y aurait plus de méthodologie pour faire l’unanimité sur ce qui était important dans le passé et ce qui ne l’était pas.

  36. Cette perte de critères de jugement communs expliquerait pourquoi la société américaine s’intéresse certes à l’histoire, mais pas à l’historiographie universitaire. L’historiographie comme simple offre identitaire destinée aux différents groupes sociaux perdrait son pouvoir de faire reconnaître l’histoire comme « savoir de la diversité humaine ». Rapportée au thème de l’histoire du souvenir, cela voudrait dire : tant qu’elle n’aborde plus que l’histoire de la propre communauté de souvenir particulière, elle lui offre uniquement la chance de s’assurer sa propre identité de manière historiquement fondée, mais pas celle de la totalité de la nation.

  37. Il manquerait alors à l’histoire un noyau commun à tous, avec pouvoir d’intégration. Pour une société d’immigrants, cela serait délicat. C’est pourquoi les discussions sur ce point sont particulièrement passionnées aux États-Unis. Mais en Europe aussi, où on a l’habitude, en dépit de toute expérience, de partir de la fiction d’États-nations homogènes, ce problème se posera de manière plus insistante à l’avenir. C’est donc un thème historique qui a de l’avenir. Il peut très rapidement devenir explosif si par exemple des immigrants turcs et leurs descendants demande qu’on leur enseigne leur histoire dans des écoles et des universités allemandes, car ils espèrent trouver leur identité dans l’histoire de leurs ancêtres, et non dans l’histoire de l’Allemagne. Ou de la France.

  38. Avec de telles revendications, le caractère scientifique de l’enseignement de l’histoire, de la pensée historique, est-il menacé ? Il est difficile de répondre à cette question. Pour conclure, je voudrais vous donner un aperçu de ce que Paul Ricœur a écrit à ce sujet. C’est à lui, à ce philosophe français de rayonnement mondial décédé récemment, que nous devons des réflexions pertinentes sur l’interaction entre des experts et des profanes dans la création de tableaux historiques. Chez Ricœur, il n’y a pas de forte séparation entre eux, mais un rapport réciproque. Expert et profane, on dépend l’un de l’autre. Ricœur parle de « l’enseignement de l’histoire par la mémoire », sans toutefois renoncer à la fonction critique de l’histoire, c’est-à-dire la science de l’histoire. Mais c’est seulement quand elle s’inscrit dans la mémoire – je traduis ici par souvenir -, que l’historiographie critique peut espérer être entendue par la société et agir dans elle. Ricœur qualifie cette action de thérapeutique. L’histoire du souvenir comme thérapie historique.

  39. De quoi s’agit-il ? Paul Ricœur ne parle aucunement en faveur d’une historiographie qui rajuste le passé de manière à ce que le présent s’en trouve confirmé. Au contraire, il réfute catégoriquement un « déterminisme historique » pour introduire à sa place « rétrospectivement de la contingence dans l’histoire ». Il comprend la contingence comme une digue contre une « illusion fataliste rétrospective », d’où pourrait surgir une « manie de la répétition » comme d’un traumatisme. C’est pourquoi il plaide pour raconter l’histoire comme « cimetière des promesses non tenues ». Il accorde un effet thérapeutique à une telle manière de raconter l’histoire.

  40. Mais la condition pour cela est d’amener la mémoire et l’histoire à dialoguer, afin de réconcilier la « rupture de l’histoire avec le discours du souvenir ». Seule peut le rendre possible une histoire qui prend au sérieux la mémoire préscientifique – dont fait aussi partie l’histoire du souvenir des profanes de l’histoire - et la soumet en même temps à sa critique. Référer l’une à l’autre la « fidélité à la mémoire » et la « vérité historique », c’est là que se trouve la possibilité pour l’historiographie d’agir dans la société. Du fait qu’elle comprend les hommes, la connaissance de l’histoire se transforme en organisation de l’avenir. L’avenir passé organise le futur. Mais seulement si l’historiographie élabore un passé accessible à l’expérience des contemporains.

  41. Ricœur vise l’interaction entre l’histoire du souvenir comme œuvre d’un grand nombre et la science de l’histoire comme l’affaire d’experts. Même si les deux empruntent méthodiquement des voies très différentes, il n’y a pas de forte séparation. Et il ne devrait pas y en avoir. Sinon l’historiographie scientifique se dépouillerait de ses possibilités d’action dans la société. Mais pas seulement. Elle courrait aussi le risque de laisser passer de nouvelles expériences sociales permettant de jeter un nouveau regard sur l’histoire. Cette expérience n’est pas accordée à chaque génération, heureusement, car un nouveau regard sur l’histoire est lié à des bouleversements qui ont des répercussions profondes et le plus souvent violentes sur le monde de la vie.

  42. L’histoire du souvenir est associée plus étroitement à de telles décisions dans la société que tout autre type de savoir historique, car elle ne connaît pas de frontière systématique entre les experts et les profanes, entre la science et la vie. C’est pourquoi l’histoire du souvenir est au centre des débats du temps présent. C’est ce qui fait son charme, et c’est dans lui que résident ses risques. Les deux en font partie.

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